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Analyses de la technique et de ses enjeux
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A quel monde la blockchain contribue-t-elle ? Partie 5 : une technologie loin d'être neutre

Par Bastien Huber

Si les promesses des chaînes de bloc sont celles d’un monde plus démocratique et transparent, elles embarquent en vérité un logiciel socio-économique tout autre. Loin d’être des technologies ‘neutres’, elles sont en réalité le fruit de leur époque. Elles en incarnent donc les valeurs et les travers, entre néolibéralisme et solutionnisme technologique.

Nous voici arrivés à la fin de notre étude sur le monde auquel les chaînes de blocs contribuent. Sur la base d’une technique, dont on entend parfois qu’elle est « neutre », nous avons vu comment les blockchains, s’encastrant dans les rapports socio-économiques actuels, ne font en réalité que renforcer leurs logiques, en plus d’avoir un important impact écologique.

Il en ressort que les chaînes de bloc sont un parfait objet d’étude pour montrer le mirage qu’est la neutralité de la technique ; selon laquelle tout outil serait par nature ambivalent, qu’il pourrait être « bien ou mal » utilisé. Cet idée, encore populaire de nos jours, a pourtant été battue en brèche dans les années 70. En guise de conclusion et d’ouverture à notre étude, nous montrerons donc en quoi, dès le départ, les blockchains et crypto-monnaies n’étaient pas des outils neutres, mais bien des incarnations techniques de normes sociales, économiques, politiques, et qu’elles ne pouvaient que les servir.

Le mirage de la neutralité de la technique

La thèse de la « neutralité de la technique » postule que les outils sont ni bons, ni mauvais, mais simplement à notre disposition. Dans cette logique, seul l’usage compte : tout jugement moral ne pourrait donc porter que sur l’usager. Un exemple fréquemment utilisé est celui du couteau : il peut à la fois servir à se nourrir, mais également à tuer. On peut en citer mille autres : la manipulation du génôme peut guérir des maladies ou mener à l’eugénisme, le nucléaire peut servir à fournir une énergie décarbonée ou à détruire une région… La technique ne serait qu’un moyen au service d’un fin qui la dépasse, qui ne trouverait son origine que chez celui ou celle qui l’utilise.1

Pourtant, malgré cette ambivalence (qui n’est pas une neutralité), la technique véhicule en réalité les valeurs d’une époque : les manipulations génétiques véhiculent l’idée que tout être vivant n’est qu’une machinerie complexe dont on pourrait régler jusqu’aux moindres détails, sans aucune notion de sacré, et le nucléaire embarque avec lui la nécessité de déployer l’incroyable technostructure sans laquelle il serait impossible de fissurer l’atôme. Incarnées dans les objets techniques, ces valeurs se trouvent même parées d’une aura de désirabilité : si vous pouvez prendre l’avion demain pour passer un week-end aux Canaries, alors vous serez incités à voyager toujours plus loin, dans des destinations exotiques, sans vous soucier de l’impact, écologique notamment, de votre action.

La monnaie, une question politique

Pour mieux comprendre en quoi les crypto-monnaies ne sont pas des objets neutres, il est tout d’abord nécessaire de mieux comprendre en quoi la monnaie elle-même n’en est pas un, et d’articuler le lien entre les deux. On définit habituellement la monnaie selon 3 fonctions qu’elle remplit : celle d’unité de compte, d’intermédiaire d’échanges, et de réserve de valeur. En d’autre terme, on compte la valeur de nos biens en euros, on se les échange ou on se les vend par ce même biais, et on épargne une quantité de monnaie pour conserver sa valeur dans le temps. Les économistes du courant dit « néo-classique » (Adam Smtih, Paul Ricardo…) en sont ainsi venus à considérer la monnaie comme simple instrument au service de l’économie ; et que son rôle devait se borner à celui de faciliter les échanges. Dans leur idée, les agents économiques devaient être libre d’agir comme bon leur semble. Ils voyaient donc d’un mauvais œil l’interventionnisme de l’État, qu’ils souhaitaient restreint au minimum. Il s’agit du courant de pensée encore majoritaire aujourd’hui.2

A l’opposée de cette vision instrumentale, une autre conception définit la monnaie avant tout comme une dette. Celle-ci nous oblige à la considérer non pas comme un intermédiaire entre des agents économiques rationnels, mais entre des êtres humains aux comportements complexes, comme facteur de lien social, etc3. Les défenseurs de cette vision ont tendance à prôner un interventionnisme économique de l’état, à l’images des politiques de relance keynésienne. Il est pour eux normal qu’un État ait une politique monétaire, par le biais de la « planche à billet » par exemple. Ce courant de pensée minoritaire est aujourd’hui défendu notamment par les tenants de la « théorie monétaire moderne ».

Les crypto-monnaies ne connaissent pas le principe de la planche à billet, ou tout du moins elles ne la rendent pas actionnable politiquement. En effet, à chaque fois qu’un bloc est miné, un peu de bitcoin (ou d’ether, etc) est créé et alloué à celui ou celle ayant miné le bloc : c’est la « récompense ». Cependant, la quantité de crypto-monnaie ainsi créée est fixée algorithmiquement, et décroît bloc après bloc, tant est si bien qu’à terme, la quantité totale de bitcoin (ou d’ether, etc) ne dépassera pas un certain seuil fixé à l’avance : seul les frais de transaction permettront aux mineurs de se rémunérer à terme. La raison de ce mécanisme, expliquée très clairement dans le livre blanc de Satoshi Nakamoto et jamais questionnée depuis, est de limiter l’inflation de ce mécanisme :

«  Once a predetermined number of coins have entered circulation, the incentive can transition entirely to transaction fees and be completely inflation free », Satoshi Nakamoto4

Or, l’idée que la création monétaire génère de l’inflation ne va pas forcément de soi : elle a en réalité été popularisée en 1970 par Milton Friedman, un économiste libéral américain, hostile à un interventionnisme de l’état sur les marché. Et elle s’avère aujourd’hui largement démentie par les faits5. L’idée que l’inflation doit à tout prix être limitée à des niveaux faible est quant à elle un dogme typiquement néolibéral. Elle est par exemple au cœur de la politique monétaire de la BCE, dont le principal objectif est précisément de contenir l’inflation aux alentours de 2 % par an6.

Les crypto-monnaies, sous couvert de neutralité, entérinent ainsi dans leur conception même les concepts économiques néolibéraux dominants. Elles empêchent toute politique monétaire digne de ce nom, en évacuant les outils même qui les permettent : planche à billet, taux d’intérêt directeur, etc. Un comble, quand ces technologies se vantent justement de redonner aux citoyens du pouvoir de décision. Plus cocasse, il apparaît qu’il est en réalité difficile de qualifier les crypto-monnaies de monnaies, puisqu’elles à remplir les 3 fonctions que les néoclassiques leur attribuent normalement. Elles ne servent en effet ni d’unité de compte, ni de réserve de valeur : personne ne fait de bilan comptable en bitcoin, ou ne converti ses économies en bitcoin dans l’optique de les conserver, en raison de la volatilité de leur cours. On devrait donc plutôt parler de « crypto-actifs ».

L’idéal du solutionnisme technologique

La vision de l’économie n’est cependant pas la seule norme sociale que les crypto-monnaies et les blockchains entérinent. Elles s’inscrivent en effet également dans une vision purement techno-solutionniste, selon laquelle la seule solution à un problème donné ne peut passer que par une solution technique. Encore une fois, le livre blanc originel du Bitcoin en fait la plus grande démonstration. Face aux institutions financière servant de tierce-partie, Satoshi Nakamoto déclare :

« What is needed is an electronic payment system based on cryptographic proof instead of trust »

Il n’y a pas, dans la brève introduction du livre blanc, de réflexion sur les autres manières de résoudre les problèmes que sont le coût de la médiation qu’implique le passage par une tierce partie et la réversibilité des transactions induite par la centralisation. On pourrait pourtant en imaginer. A la place, la solution est martelée : c’est la blockchain.

Encore une fois, il s’agit d’un trait de pensée largement répandu aujourd’hui. Dans une note publiée par la Fondation Jean Jaurès, la députée Paula Forteza s’alarmait ainsi de la tendance croissante qu’avait le politique de se saisir de tout type de nouvelle technologies pour résoudre n’importe quel type de problème, sans véritable débat démocratique, ni évaluation d’impact.7 A l’heure actuelle, le politique ne s’est pas encore emparé, en France tout du moins, des solutions proposées par les chaînes de blocs. Gageons que ce n’est que temporaire, au vu de l’exemple de l’Estonie qui l’a institutionnalisé.

Les exemples de solutionnisme technologie sont innombrables. Récemment, nous avons eu l’exemple (repris par la députée) de l’application TousAntiCovid et de son algorithme de proximité, alors que le protocole utilisé, le Bluetooth, n’est pas techniquement fait pour cela. Nous avons largement décrit ici même en quoi les promesses de la 5G en étaient truffées. Les blockchains n’en sont qu’un autre exemple. Avant de les utiliser, posons-nous donc au moins les questions que la députée suggère :

  • Demandons-nous si la technologie employée est la bonne pour résoudre le problème donné
  • Assurons-nous qu’il existe suffisamment de garde-fous et des mécanismes de contrôle de cette technologies
  • Posons-nous collectivement la question de l’acceptabilité sociale de cette technologie.

Dans le cadre des chaînes de bloc, l’analyse pourrait par exemple être la suivante :

  • Les blockchains ne sont pas la bonne solution pour résoudre les problèmes évoqués dans le livre blanc. L’exemple la DAO nous a ainsi enseigné que même dans une blockchain, il est toujours possible de revenir en arrière, pour peu qu’un consensus suffisant apparaisse. Par ailleurs, les frais de transactions pris par les mineurs ne sont pas moins importants que ceux prix par les institutions financières servant de tierce partie.
  • Le cadre légal autour des crypto-monnaies est aujourd’hui encore très balbutiant
  • Au vu de l’impact écologique notable des chaînes de blocs, de leur conflit avec des professions établies (celle des notaires par exemple) et du caractère hautement spéculatif des cryptomonnaies, leur acceptabilité sociale est hautement discutable.

Conclusion

Les chaînes de blocs, au même titre que n’importe quelle technologie, ne sont pas des entités neutres. Elles embarquent en réalité avec elles des choix de société, des valeurs, auxquelles elles confient une portée normative et qu’elles rendent désirables. Si les promesses qui les entourent sont celles d’un monde plus démocratique et transparent, le monde auquel elles contribuent est en réalité un monde résolument néolibéral, plus soucieux d’échapper à l’impôt et aux législations que du climat et de l’environnement. Un monde où boursicoter sur les derniers tokens, les derniers NFT est à la mode, ou tout ressemble à un clou que le marteau blockchain pourrait enfoncer.


  1. Flandrin, L., & Verrax, F. (2019). Quelle éthique pour l’ingénieur ? Charles Léopold Mayer. ↩︎

  2. Jeffers, E., & Plihon, D. (2019). Manuel indocile de sciences sociales. La Découverte. ↩︎

  3. ibid ↩︎

  4. Nakamoto, S. (2008, octobre). Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System. http://satoshinakamoto.me/bitcoin.pdf ↩︎

  5. Ces lois qui ne fonctionnent plus : créer massivement de la monnaie nourrit l’inflation. (2020, 1 septembre). Alternatives Economiques. https://www.alternatives-economiques.fr/lois-ne-fonctionnent-plus-creer-massivement-de-monnaie-nourrit-l/00093669 ↩︎

  6. Vie publique.fr. (2021, 21 avril). Quel est le rôle de la Banque centrale européenne ? https://www.vie-publique.fr/fiches/21800-quel-est-le-role-de-la-banque-centrale-europeenne-bce ↩︎

  7. Forteza, P. (2021, 1 juin). L’utilisation des nouvelles technologies par les pouvoirs publics. Fondation Jean-Jaurès. https://www.jean-jaures.org/publication/lutilisation-des-nouvelles-technologies-par-les-pouvoirs-publics/ ↩︎