A quel monde la blockchain contribue-t-elle ? Partie 4 : un gâchis de ressources et d'énergie
Par Bastien HuberEn raison des algorithmes qu’elles utilisent, les chaînes de blocs sont de réels gouffres écologiques, dont la consommation excessive d’énergie n’a d’égale que l’immense quantité de déchets électroniques qu’elles finissent par laisser derrière elles. Si des solutions moins énergivores sont connues, elles demeurent plus expérimentales et moins satisfaisantes.
En 1970, vers la fin des Trente Glorieuses, un club de hauts fonctionnaires, industriels et scientifiques commanda à une petite équipe du MIT un rapport pour étudier les effets à long terme de la croissance économique et démographique. Publié deux ans plus tard sous le titre de « The Limits to Growth », il détaille comment, dans un monde aux ressources limitées, toute quête perpétuelle de la croissance finit par se heurter à ses propres limites (manque de matières premières, pollution, etc) avant de causer un effondrement1. Suite à cela, nombreuses sont les voix à avoir appeler pour une croissance « immatérielle », une croissance des services. Nombreuses sont également les voix à avoir trouvé dans le numérique un support à cette croissance infinie et souhaitable des services et de la connaissance.
La blockchain nous rappelle aujourd’hui cruellement la naïveté de ces souhaits. Peu de choses sont en effet aussi matérielles, consommatrices de ressources et d’énergies, que le numérique. A titre d’exemple, le réseau Bitcoin à lui seul consommerait annuellement près de 110 TWh d’énergie électrique, soit à peu près autant qu’un pays de 17 millions d’habitants comme les Pays-Bas2. Pour mieux comprendre l’impact écologiques des blockchains, nous expliquerons quels sont les facteurs qui l’expliquent, comment le quantifier, afin d’évaluer sa pertinence au vu du service qu’elles fournissent.
Un service gourmand en ressources matérielles
L’impact d’un service sur l’environnement peut s’évaluer selon plusieurs critères, comme sa consommation d’énergie, d’eau, de matières non renouvelables ou ses émissions de gaz à effet de serre. Ces impacts sont à évaluer sur la durée de vie complète du service, et comprennent donc la fabrication des appareils permettant de le fournir, leur utilisation, leur fin de vie, etc.
Dans le cas des blockchains comme le Bitcoin, le service fourni repose principalement sur des fermes de serveurs informatiques servant à construire la chaîne de blocs. En effet, le sceau cryptographique apposé sur chaque bloc et qui permet d’en assurer l’immutabilité nécessite des calculs très coûteux en puissance de calcul, devant être executés des processeurs dédiés pour être effectués efficacement. C’est le principe du « Proof of Work » expliqué précédemment : les processeurs doivent résoudre des puzzle, à la difficulté croissante au fur et à mesure que le réseau grandit, qui n’ont d’autre objectif que de s’assurer qu’il faut du temps et de l’énergie pour miner un bloc.
Une compétition permanente existe entre les différents mineurs pour « miner » plus vite que les autres. En effet, le minage d’un bloc génère une récompense : quelques bitcoins sont créés et distribués à celui ou celle ayant réussi le minage, ce qui lui permet de rentrer dans ses frais : coût de l’électricité, d’achat et d’entretien des serveurs, climatisation éventuelle, main d’œuvre, etc. S’il existe d’importants « pools » de mineurs, où ces derniers se regroupent afin de partager leurs récompenses et de lisser leur revenus, cela ne freine pas pour autant la compétition qui règne. En effet, les récompenses sont toujours réparties en fonction de la contribution de chaque mineur à la puissance globale du pool : tout chose égale par ailleurs, il faut donc que sa puissance de calcul relative reste constante, voire augmente, pour ne pas voir ses revenus diminuer.
Si en théorie, n’importe quel processeur peut servir à miner du bitcoin (ou d’autres crypto-monnaie), en pratique cela n’est que rarement intéressant. N’est en effet rentable que le matériel qui permet, pour une unité d’énergie dépensée, de :
- réaliser suffisamment de calculs (hash) pour permettre de participer assez significativement à la puissance d’un réseau toujours croissante,
- afin d’en tirer une récompense dont le montant varie selon le cours du bitcoin,
- permettant de générer un bénéfice au regard du coût de l’électricité et de l’achat dudit matériel.
On comprend ainsi aisément que seule l’utilisation d’un matériel informatique spécifiquement optimisé pour ce genre d’opérations (on parle de « ASIC » pour « Application Specific Integrated Circuit ») est rentable ; et que ce dernier puisse rapidement devenir obsolète. En résulte une importante production de puces électroniques, qui finissent par rapidement devenir des déchets. Dans une récente étude publiée dans le journal « Resources, Conservation and Recycling », Alex de Vries et Christian Stoll estiment ainsi que ce matériel n’a qu’une durée de vie en moyenne de 1,29 ans, et que le réseau Bitcoin produit à lui seul 30 700 tonnes de déchets électroniques, soit autant qu’un pays comme les Pays-Bas3. Une seule transaction sur la blockchain Bitcoin générerait ainsi à elle seule 272g de déchets électroniques, soit plus qu’un smartphone.
D’importantes émissions de gaz à effet de serre
La construction de ces équipements électroniques, leur difficile recyclage, et leur utilisation au quotidien est par ailleurs fortement émettrice de gaz à effets de serre. Nous nous appuierons ici sur un mémoire intitulé « The Ecological Footprint of Blockchain » de Lukas De Loose4, rédigé en 2020 pour fournir des estimations chiffrées.
La majeure partie des émissions de GES des blockchains type Bitcoin est liée à la génération de l’électricité nécessaire pour faire tourner les fermes de serveurs. Si l’électricité est assez décarbonée en France, elle l’est malheureusement moins en Chine où ces dernières sont en bonne partie situées. Le Bitcoin tournerait ainsi principalement au charbon, mais également à l’hydroélectrique, les mineurs ayant tendance à utiliser l’électricité la moins chère qui se trouve souvent être le surplus généré par les barrages. En moyenne, De Loose estime ainsi que pour une consommation électrique annuelle de 80,2TWh, le réseau émettrait en moyenne 38 millions de tonnes équivalent CO2 (avec une fourchette allant de 17 à 71 MtCO2e), auxquelles il faudrait ajouter environ 1.3 MtCO2e d’émissions liées à la fabrication des puces électroniques sur l’année 2019-2020.
Au total, les blockchains émettraient ainsi plus de 39 MtCO2e par an. C’est autant que l’empreinte carbone de 3 200 000 français, soit l’équivalent d’une région comme la Bretagne.
Perspectives de progrès
Celles et ceux défendant les blockchains noteront ici que cet impact est celui produit aujourd’hui par les chaînes de bloc qui utilisent les mécanismes de « Proof of Work », et qu’il y a de grandes marges de progression pour les rendre plus compatibles avec nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre. Et force est de constater que d’autres types de preuves existent, peuvent être implémentées, avec pour résultat final de réduire drastiquement la puissance de calcul nécessaire.
L’alternative la plus souvent mise en avant est celle du passage sur une « Proof of Stake » (Preuve d’enjeu, « PoW »). Au lieu de résoudre un puzzle cryptographique complexe, le réseau sélectionne un mineur qui devra créer le prochain bloc. Afin d’avoir la chance d’être sélectionné, les participants du réseau doivent mettre en jeu un certain nombre de jetons ; plus ils en mettent, plus ils auront de chance d’être sélectionnés. Si le système a l’avantage d’être considérablement plus économe en énergie (i.e moins de CO2 émis) , et rend inutile l’utilisation d’un type spécifique de processeur (i.e. moins de déchets électroniques), il a le désavantage certain de donner plus de poids à ceux ayant déjà accumulé le plus de capital, en plus de rallonger la durée au bout de laquelle le réseau atteint un consensus, et donc le temps d’attente avant la validation d’une transaction. Cette alternative est actuellement testée par Ethereum, la 2e plus grosse blockchain après Bitcoin, qui compte la déployer sur son réseau en 2022. Cependant, cette bascule reste encore hypothétique, tant elle avait été annoncée il y a longtemps5.
D’autres types de consensus avaient été testé, comme celui du Chia, qui reposait sur une « Proof of Space », reposant sur la disponibilité d’espace disque. Cependant, cette dernière avait la facheuse tendance à griller les disques SSD sur lesquels elle tournaient, au point où de nombreux fournisseurs de Cloud l’ont tout bonnement interdit sur leur parc matériel6.
On comprend ainsi que les blockchains ont actuellement du mal à s’éloigner de la Proof of Work, qui reste l’algorithme le plus utilisé et le plus robuste. S’il ne fait pas de doute qu’à terme d’autres méthodes apparaîtront, leur date d’arrivée et le temps qu’il faudra pour qu’elles deviennent majoritaires est incertain.
Conclusion
Comme l’avaient postulé les auteurs du rapport Meadows, nous vivons dans un monde sous contraintes. D’une part, nous avons la contrainte de la finitude des matières premières, qui devraient nous pousser aujourd’hui à considérer le numérique comme une ressource critique et non renouvelable : parmi les métaux essentiels à son fonctionnement, certains pourraient en effet venir à manquer dans les prochaines décennies7. D’autre part, nous avons la finitude des exutoires de notre planète, qui ne peut absorber toute notre pollution, nos déchets, au point où nous avons un quota d’émissions de gaz à effets de serre à ne pas dépasser si nous voulons limiter le réchauffement climatique à 1.5°C. A rebours de ce constat, le développement actuel des blockchain consomme année après année toujours plus d’équipements informatiques qui, périmé un ou deux ans plus tard, finissent comme déchets électroniques ; et émet de plus en plus de CO2. A l’heure où nous devons faire des arbitrages pour orienter les moyens, les ressources que nous investissons dans la transition écologique, nous devrions choisir d’utiliser ces technologies avec la plus grande modération, voire à ne pas les utiliser du tout. Car dire aujourd’hui qu’il ne faut pas arrêter d’utiliser le Bitcoin parce que son bilan carbone s’améliorera un jour relève tout autant du greenwashing que lorsque Easy Jet, pour faire sa promotion, annonce qu’ils feront voler des avions sans émettre de CO2… quand la technologie le pemettra, peut-être, en 2050, sans pouvoir apporter de garanties8.
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Meadows, D., Meadows, D., & Randers, J. (2017). Les limites à la croissance (dans un monde fini). Rue de l’échiquier. ↩︎
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Cambridge Centre for Alternative Finance. (s. d.). Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index. CBEI. Consulté le 2 décembre 2021, à l’adresse https://ccaf.io/cbeci/index ↩︎
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de Vries, A., & Stoll, C. (2021, 1 décembre). Bitcoin’s growing e-waste problem. Resources, Conservation and Recycling. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0921344921005103?dgcid=author ↩︎
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de Loose, L. (2020, juillet). Quantifying the Carbon Footprint of the Cryptocurrency Mining Industry (Mémoire). https://doi.org/10.13140/RG.2.2.15821.36325 ↩︎
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Ethereum. (2021, 5 novembre). Proof-of-stake (PoS). Ethereum.Org. https://ethereum.org/en/developers/docs/consensus-mechanisms/pos/ ↩︎
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Chia Network : OVHcloud réagit à son tour. (2021, 24 mai). nextinpact.com. https://www.nextinpact.com/lebrief/47169/chia-network-ovhcloud-reagit-a-son-tour ↩︎
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Bordage, F. (2019, août 27). Le numérique est une ressource non renouvelable. Green IT. https://www.greenit.fr/2019/08/27/le-numerique-est-une-ressource-non-renouvelable/ ↩︎
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Bon pote. (2021, 2 décembre). Bon Pote d’or 2021 : catégorie greenwashing. https://bonpote.com/bon-pote-dor-2021-categorie-greenwashing/ ↩︎