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Analyses de la technique et de ses enjeux
Blockchain Cryptomonnaies

A quel monde la blockchain contribue-t-elle ? Partie 3 : La ruée vers l'or

Par Bastien Huber

Malgré la promesse d’une technologie ouverte et démocratique, la blockchain a très rapidement été récupérée par les institutions dominantes, qu’il s’agisse d’états, d’entreprises ou d’institutions financières.

Imaginée lors de la crise bancaire de 2008, la blockchain semble sortie d’un rêve libertarien. Celui de pouvoir émettre une monnaie en dehors des clous d’un état, d’assurer des transactions transparences à l’opposée du fonctionnement des grandes banques, de disposer d’un cadre permettant à différents individus d’établir des relations, notamment commerciales, sans avoir besoin de se faire mutuellement confiance - la confiance étant diluée dans le « réseau » de la blockchain.

Pourtant, comme nous allons le voir dans cet article, ce sont rapidement ces mêmes états, ces mêmes grandes entreprises, ces mêmes logiques néolibérales, qui se sont appropriées ces technologies.

La blockchain au service de la puissance étatique

Tout commence sans doute avec l’Estonie , ce petit pays baltique de 1,3 million d’âmes connu pour avoir toujours été très en pointe sur le numérique : il disposait dès 2002 d’une carte d’identité numérique permettant d’accéder à des « e-services » publics, et a même créé un statut de « e-résident » permettant à des étranger de rapidement créer une entreprise y opérant1. Il s’affiche désormais comme étant le « premier pays à utiliser la blockchain au niveau national » avec la technologie « KSI Blockchain » développée par l’entreprise suisso-estonnienne Guardtime2 depuis 2007.

Son utilisation est cependant un peu différente de ce que nous avons évoqués jusqu’ici : l’objectif initial de la KSI Blockchain est d’assurer l’intégrité de certains registres déjà existants, comme les décisions des tribunaux estoniens ou les actes notariaux concernant les successions. Dans les faits, lorsqu’une nouvelle entrée (un loi, un décret, un acte notarial…) est enregistrée sur l’infrastructure estonienne, une empreinte numérique (ou hash) de cette entrée est créé, et enregistrée sur la blockchain KSI, répartie sur différents ensembles de serveurs détenus par Guardtime, et dont les accès sont gérés par l’entreprise : on peut alors décrire la KSI Blockchain comme une blockchain privée et permissionnée3.

Ce fonctionnement n’est cependant pas sans poser de questions : si une entreprise est seule garante du maintien de la blockchain, qu’est-ce qui l’empêcherait potentiellement de la modifier ? Si la multiplicité des serveurs et les caractéristiques techniques de KSI rendent un hack extérieur très difficile, il n’est pas impossible d’imaginer que Guardtime, ou l’état estonien, puissent par contre modifier son registre. La confiance supplémentaire fournie par KSI n’est donc pas une confiance face à l’état, mais bien face à des interventions malveillantes extérieure. La blockchain ne permet alors pas de se passer de confiance dans le système global, mais recentre cette confiance sur la seule puissance étatique.

Malgré ce reproche, KSI se retrouve aujourd’hui utilisé par de multiples acteurs en-dehors de l’Estonie : on la retrouve au sein de l’Agence Spatiale Européenne (ESA), chez de grands laboratoires pharmaceutiques comme Astrazeneca4, ou encore en Australie pour sécuriser le marché du vin5. Il s’agit donc d’un véritable outil du soft power estonien, qui permet à ce petit état de se forger une place centrale dans la mise en place d’une sorte de marché de la confiance globalisé. Prochaine étape : en faire un outil central dans la création de monnaies numériques6 (CBDC), à l’heure où la Banque Centrale Européenne réfléchit justement à la création d’un euro numérique7.

L’eldorado des crypto-monnaies

La blockchain n’est cependant pas qu’un outil d’influence pour les seuls états ; les grandes entreprises ont également très bien compris ce qui pouvait se jouer ici, et ont décidé d’investir le terrain pleinement. L’exemple le plus ambitieux est probablement celui du projet de crypto-monnaie de Facebook, le Diem (anciennement Libra) : une monnaie virtuelle qui permettrait d’acheter des produits et des services d’organisations partenaires, comme Uber, Lyft, Shopify ou encore Iliad (Free)8. Face aux critiques des banques centrales et de divers ministres de l’économie9, pour qui une monnaie émise par une entreprise ne saurait être considérée comme une monnaie souveraine, l’entreprise s’est faite plus discrète sur son implication dans le projet. On ne trouve par exemple pas ou peu de mention de Facebook sur le site du projet. A la place, la part belle est faite à des ambitions presque humanitaires : Diem est ainsi présenté comme une solution permettant de « fournir à chacun à travers le monde un accès à des services financiers sécurisés et abordables, pour pouvoir vivre une vie meilleure », avec un tête les « 1,7 milliards de personnes non bancarisées ». On peut ainsi comprendre que l’objectif de Facebook est de s’implanter comme un acteur bancaire là où les états et institutions existantes sont défaillantes ou ne remplissent pas correctement leur fonction.

Facebook n’est bien sûr pas le seul à s’être lancé sur ce créneau. Dans la déferlante du bitcoin, quantité d’autres crypto-monnaies ont été lancées : Tether, Litcoin, Tezos, Dogecoin, Chia… Dans le tas, certaines ont voulu apporter une plus-value face au bitcoin en se reposant sur de nouveaux algorithmes voulant être moins consommateurs d’énergie : c’est le cas de NXT qui se repose sur une « Preuve d’enjeu » (« Proof of Stake », PoS) mettant en avant les mineurs possédant un certain capital, ou du Chia dont l’algorithme repose sur l’utilisation d’espace disque plutôt que de puissance de calcul. D’autres crypto-monnaies ont été créées dans un but plutôt parodique, comme le Dogecoin, ou le Shiba Inu récemment. D’autres encore ont voulu prendre un peu de hauteur sur la technique et s’attaquer au problème de la volatilité des cours des crypto-monnaies en indexant leur valeur sur celle d’un autre actif (par exemple, une monnaie comme le dollar ou l’euro) : c’est le cas du Tether, précédemment cité.

Tout cet écosystème de crypto-monnaies représente un paradis pour les boursicoteurs du monde entier. Cela n’est pas pour rien que Binance, la plus grande place de marché pour crypto-monnaies, s’est dotée d’une académie en ligne proposant des cours sur le trading ou l’investissement. D’autres acteurs, comme Into the block, proposent des analyses et des prédictions sur l’évolution du cours de diverses crypto-monnaies, afin d’épauler les traders du monde entier.

Il serait à ce titre intéressant d’établir des statistiques pour savoir combien de bitcoin, de litecoin, etc, sont dépensés pour réellement acheter des biens de consommation ou transférer de l’argent à des proches dans un autre pays, combien sont échangés avec d’autres crypto-monnaies dans le seul but de réaliser des bénéfices, et combien restent endormis dans les portefeuilles virtuels d’utilisateurs les ayant oublié, ayant oublié leur mot de passe, ou attendant que leur valeur soit assez haute pour en tirer un bénéfice notable.

La hype au service de la spéculation

Le dynamisme de l’écosystème des crypto-monnaie et leur capacité à attirer des investisseurs dans un cadre légal assez balbutiant a également fait émerger tout une série d’inventions permettant de lever des fonds ou d’entretenir certains marchés spéculatifs. Le premier d’entre eux à avoir connu de l’ampleur, avant de retomber quelques années plus tard, fut celui des « Initial Coin Offerings » (ICO, offre de jeton initiale). Le principe, calqué sur celui des entrées en bourse (IPO en anglais pour Initial Public Offering), était pour une entreprise d’émettre et de vendre un certain nombre de jetons lui étant propre, permettant à leurs acheteurs et acheteuses d’accéder à certains avantages. Il pouvait s’agir de droits d’accès à un service numérique - on parle alors d’un jeton « utilitaire », ou de droits de vote pour prendre part à certaines décisions.

Dans le vide juridique le plus complet, cette nouvelle manière de lever des fonds a permis en 2017 à des start-ups de lever près de 5,7 milliards de dollars, soit plus que le montant investi par les sociétés de capital-risques10. Face à cet afflux de capitaux, les grandes institutions régulant les marchés financiers ont commencé à s’intéresser au sujet. Ainsi, en novembre 2018, la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine annonçait avoir infligé des amendes de 250 000$ à deux entreprises ayant eu recours à des ICOs sans autorisation préalable. Pour se justifier, elle faisait remarquer que si les jetons « utilitaires » mis en vente lors d’une ICO pouvaient ensuite s’échanger, se revendre, et que le service auquel ils donnaient accès n’était qu’à l’état de prototype, alors il n’y avait pas de raison de considérer autrement ces jetons que comme des titres financiers, entérinant de facto que les ICOs ne pouvaient se soustraire aux obligations portant traditionnellement sur les IPOs11 En France, suite à la « Loi Pacte » du 22 mai 2019, l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) a de son côté acquis la compétence pour délivrer un visa aux ICOs, préalable à tout démarchage publicitaire12. Face à cet intérêt accru des régulateurs, le montant des ICOs s’est effondré, passant de 5,8 milliards en mars 2018 à seulement 300 millions en janvier 2019.

Si les ICOs sont tombées en disgrâce, d’autres utilisations des blockchain ont permis de pulvériser des records de vente. Une nouvelle bulle semble aujourd’hui gonfler autour des « NFT » (Non-Fungible token, Jeton Non Fongible), permettant d’attribuer à une personne la propriété d’un actif numérique, qu’il s’agisse d’un chaton virtuel, d’une image, d’un bout de code, ou d’un terrain dans un jeu en ligne. C’est ainsi que s’est vendue pour 69 millions de dollars l’œuvre « Everydays: the First 5 000 Days » de l’artiste Beeple. Au 3e trimestre 2021, les ventes de NFT représentaient ainsi 10,7 milliards de dollars13, boostée par leur aura de « titre de propriété à l’heure du Metaverse ». Si les crypto-monnaies ne peuvent devenir des monnaies souveraines dans le monde réel, les NFTs pourraient ainsi bien être les nouveaux actes notariaux dans le monde virtuel.

Conclusion

Dépossédées de tout leur caractère révolutionnaire, les blockchains et crypto-monnaie ne font aujourd’hui plus que renforcer les logiques dominantes qui sont déjà à l’œuvre. Qu’elles soient mises au service d’Etats (KSI), de grandes entreprises (Libra) ou de la spéculation financière (ICO, NFT), elles ne permettent en aucun cas aux citoyens de reprendre la main sur un système socio-économique qui leur échappe. Maigre consolation : les « fan token » du Paris Saint Germain permettent à celles et ceux en ayant acheté de choisir quel message afficher dans les vestiaires pour motiver les joueurs, ou voter pour le but de la saison. A moins qu’il ne s’agisse encore que d’un tour de passe-passe fiscal permettant à un club de rémunérer autrement ses joueurs en échappant aux régulations14...


  1. Cherif, A., & Manière, P. (2018, 5 avril). L’Estonie, royaume du tout-numérique. La Tribune. https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/l-estonie-royaume-du-tout-numerique-774138.html ↩︎

  2. KSI Blockchain. (s. d.). E-Estonia. Consulté le 10 octobre 2021, à l’adresse https://e-estonia.com/solutions/security-and-safety/ksi-blockchain/ ↩︎

  3. Van Reede, M. (2020, juin). Evaluating the practicality of using blockchain technology in different use cases in the healthcare sector. https://www.cs.ru.nl/bachelors-theses/2020/Mischa_van_Reede___4557816___Evaluating_the_practicality_of_using_blockchain_technology_in_different_use_cases_in_the_healthcare_sector.pdf ↩︎

  4. Liive, R. (2020, octobre). Guardtime turned trust into digital truth. E-Estonia. https://e-estonia.com/guardtime-turned-trust-into-digital-truth/ ↩︎

  5. Estonian-founded Guardtime to build wine authentication system in Australia. (2019, août). E-Estonia. https://e-estonia.com/guardtime-wine-authentication-system/ ↩︎

  6. CBDC, KSICash and our Partnership with the Estonian Central Bank — Guardtime. (2020, octobre). Guardtime. https://guardtime.com/blog/cbdc-ksicash-and-our-partnership-with-the-estonian-central-bank ↩︎

  7. European Central Bank. (s. d.). Digital euro. Consulté le 10 octobre 2021, à l’adresse https://www.ecb.europa.eu/paym/digital_euro/html/index.en.html ↩︎

  8. About us | Diem Association. (s. d.). Diem. Consulté le 10 octobre 2021, à l’adresse https://www.diem.com/en-us/about-us/#the_members ↩︎

  9. Lesaffre, Clément (2018, 18 juin). Facebook va créer sa monnaie : "Nous allons demander des garanties", prévient Bruno Le Maire. Europe 1. Consulté le 10 octobre 2021, à l’adresse https://www.europe1.fr/economie/facebook-va-creer-sa-monnaie-nous-allons-demander-des-garanties-previent-bruno-le-maire-3905215 ↩︎

  10. Feign, A. (2021, 22 juillet). What Is an ICO? Coindesk. https://www.coindesk.com/learn/what-is-an-ico/ ↩︎

  11. Cuny, D., & Cuny, D. (2018, 20 novembre). Le Bitcoin s’enfonce sous les 5.000 dollars après que la SEC a sévi sur les ICO. La Tribune. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/le-bitcoin-s-enfonce-sous-les-5-000-dollars-apres-que-la-sec-a-sevi-sur-les-ico-797976.html ↩︎

  12. Que faut-il savoir avant de participer à une Initial Coin Offering (ICO) ? (2019, 6 juin). AMF. https://www.amf-france.org/fr/espace-epargnants/comprendre-les-produits-financiers/offre-au-public-de-jetons-ico ↩︎

  13. Dussueil, J. (2021, 16 novembre). A quoi sert un NFT ? Le marché des jetons numériques uniques en six questions. La Tribune. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/industrie-financiere/a-quoi-sert-un-nft-le-marche-des-jetons-numeriques-uniques-en-six-questions-895705.html ↩︎

  14. Leroy, T. (2021, août 12). PSG : à quoi servent les « fan tokens » distribués en bonus à Lionel Messi? BFM BUSINESS. https://www.bfmtv.com/economie/psg-a-quoi-servent-les-fan-tokens-distribues-en-bonus-a-lionel-messi_AV-202108120119.html ↩︎