A quel monde la blockchain contribue-t-elle ? Partie 2 : Les promesses
Par Bastien HuberSur la base d’un code source ouvert et d’un fonctionnement décentralisé, la blockchain est vue par ses partisanes et partisans comme la promesse d’une société plus démocratique. Nous verrons dans cet article quels peuvent être leurs arguments, et à quoi ressemblerait le monde auquel ils et elles aspirent.
En 1967, un informaticien américain du nom de Melvin Conway émit le postulat suivant, devenu par la suite connu sous le nom de « Loi de Conway » :
Les organisations qui conçoivent des systèmes [...] tendent inévitablement à produire des designs qui sont des copies de la structure de communication de leur organisation.1
En disant cela, il met en évidence un effet miroir, entre les structures sociologiques d’une organisation, et les choix d’architecture et de conception des systèmes sur lesquelles elle repose. Inversement peut-on, à partir d’un système informatique, remonter le fil, établir une cartographie des organisations pouvant les accueillir, esquisser le monde rêvé par celles et ceux l’ayant créé ?
Si les plateformes comme Uber et Airbnb disent quelque chose de nos société néolibérales, où la liberté individuelle découlerait de la mise en concurrence de tous et toutes au sein de marchés dont les états ne seraient que les régulateurs, que veulent dire les blockchains des sociétés qui se reposeraient sur elles ?
La fin des institutions centralisés
Sans surprise, le point de départ des blockchains est de s’attaquer aux institution centralisées, bancaires notamment. Les cryptomonnaies, qu’il s’agisse du bitcoin ou de l’ether, fonctionnent sans banque centrale régissant la manière dont elles sont émises, ont un registre ouvert et connu de tous, dont chaque mineur est garant, sans qu’un seul de ces acteurs ne joue le rôle de tiers de confiance.
Cela ne saurait cependant s’arrêter là. Très rapidement, sur la blockchain Ethereum, les « smart contracts » ont permis l’émergence d’un type d’organisation ouverte, appelée « Decentralized Autonomous Organizations » (DAO). Ces dernières sont des organisations génériques dont les règles de gouvernances sont inscrites directement dans la blockchain. Elles sont donc auditables par tous et toutes, et fonctionnement automatiquement sans qu’il n’y ait forcément de personnes aux commandes2.
La première application majeure de ce concept fut « TheDAO », qui fonctionnait comme un organisme de financement, de placements de fonds. Chaque personne pouvait décider de placer dans cet organisme un certain montant, en ether, et de voter pour financer ou non tel projet. Une faille dans le code de l’organisation permis cependant à un pirate d’en subtiliser une grande partie des fonds, signant l’arrêt de l’expérience.
Malgré cet échec, ce concept fit rapidement des émules. La start’up britanique Colony propose par exemple des outils pour créer rapidement de telles organisations, qui fonctionnent ainsi comme les Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) qu’on connaît en France. A ceci près que les statuts, au lieu d’être rédigés sur papier, sont informatisés de sorte à ce que les traitements soient automatiques et visibles par tous et toutes.
On conçoit ainsi que le mode d’organisation prôné par les blockchains est résolument décentralisé, coopératif et ouvert. La blockchain devient alors l’infrastructure qui permet à chaque personne de s’impliquer dans de telles organisations en toute confiance. L’intérêt peut sembler faible : pourquoi avoir recours à une infrastructure technique comme la blockchain quand des structures légales existent déjà, avec les mêmes finalités ?
Tout d’abord pour l’aspect supranational de la chose, la blockchain étant mondiale par essence. Ensuite, parce qu’il faut bien voir la blockchain comme une infrastructure, c’est-à-dire le fondement sur lequel peuvent venir se greffer les structures légales, et qui permet d’en assurer le bon fonctionnement, l’ouverture, l’auditabilité, qui permet d’avoir confiance dans le système. Après tout, en informatique, selon l’adage, « code is law ». Enfin, parce qu’il existe encore probablement cette croyance selon laquelle une application, un code, peut se substituer à un cadre légal ; voulant dire ici qu’une DAO peut se substituer à une SCOP. Uber a ainsi toujours défendu que ses chauffeurs et chauffeuses n’étaient pas employées, mais des auto-entrepreneurs qui utilisaient leur application, pour lesquels la seule relation contractuelle était leur adhésion aux Conditions Générales d’Utilisation. Une croyance qui commence cependant à s’effriter, à grand renforts de décisions de justice.3
Le fonctionnement démocratique
Un autre aspect mis en avant par les défenseurs de la blockchain est son fonctionnement démocratique. Puisque tout le monde est garant, alors chaque décision visant à en modifier le fonctionnement doit passer par l’accord de la majorité.
Un exemple de ce fonctionnement démocratique est celui du piratage de TheDAO, évoqué plus haut. Le pirate en question avait réussi à subtiliser l’équivalent en ether de près de 50 millions de dollars. La fondation Ethereum a alors proposé un vote pour savoir s’il fallait ou non « effacer l’historique », c’est-à-dire revenir sur l’historique des transactions et en effacer celles ayant permis le « vol ». 85 % des acteurs y ont répondu favorablement. En d’autres termes, les mineurs ont décidé ensemble de ré-écrire le registre des transactions pour faire en sorte que le hack n’ai jamais eu lieu, en en supprimant chaque transaction litigieuse. Deux versions de la blockchain Ethereum sont alors apparues : la version dite « Ethereum Classic » (ETC), sur laquelle le hack avait eu lieu, et la version qu’on continue d’appeler « Ethereum », sur lequel le piratage avait été effacé.
Cet épisode est riche en enseignements. Tout d’abord, il montre qu’une blockchain n’est pas complètement immuable : des transactions peuvent être effacées, pour peu qu’une majorité soit d’accord pour le faire. Il montre également la résilience du réseau, capable de réparer ce qui a été communément été vécu comme un vol collectif. Il montre enfin le caractère démocratique du pilotage de la blockchain.
Il est également riche en questionnements. Techniquement, toute personne ayant un portefeuille en Ether s’est à ce moment retrouvé avec un portefeuille dupliqué – à la fois en Ethereum, et en Ethereum Classic. Cela veut-il dire pour autant que leur valorisation s’est retrouvée multipliée par deux ? Heureusement non, ou tout du moins pas vraiment. L’apparition du fork a entraîné une baisse de la valorisation de l’Ether. Ainsi, alors que le 23 juillet, un jour avant l’apparition d’ETC, l’ether valait 13€, le 26 juillet il ne valait plus que 10,91€ quant son concurrent valait 2€. Par la suite, le cours de l’ether « classic » n’a jamais autant décollé que celui de l’ether : il a à peine dépassé les 100€ en mai 2021 alors que l’ether, lui, s’envolait vers les 3000€…
On comprend ainsi que pour qu’un fork réussisse, il faut bien qu’il y ait une majorité démocratique, qui continue de croire en lui et d’utiliser ce réseau. Cependant, il pose la question de comment doit être appliquée la loi sur un tel réseau, et de quelle loi il est question. D’un point de vue strictement technique, l’obtention des 50 millions d’ether était un hack, c’est-à-dire une utilisation détournée, maligne, dans tous les sens du terme, du code de la DAO, mais pas d’un vol à strictement parler, selon l’adage « code is law ». Le code permettait de faire cela, et tout le monde a bien voulu y croire, y adhérer. Il a cependant été vécu, collectivement, comme un vol.
La seule manière de justifier l’effacement d’une transaction est donc sa justification démocratique, et seulement celle-ci. Aucune loi, que ce soit celle d’un pays, ou la loi du code, ne peut donc s’appliquer sur une blockchain si elle n’a pas la légitimité du plus grand nombre. La blockchain entérine la démocratie directe comme seule et unique structure du pouvoir.
La blockchain comme commun
Celles et ceux défendant la blockchain veulent la percevoir comme un commun, c’est-à-dire comme d’une ressource qui appartient à tous et toutes, que personne ne peut s’attribuer au détriment d’autrui, ayant une gouvernance partagée. La notion de commun est ancienne, et remonte au droit romain, qui distinguait la res nulius (qui n’appartient à personne), la res publicae (qui est publique), et la res communes (qui appartient à tout le monde). Dans le monde informatique, cette notion a notamment donné naissance aux notions de logiciel libre, et de creative commons.
Les blockchains comme le Bitcoin ou l’Ethereum reposent sur un protocole et des logiciels libres, que tout le monde peut installer, auditer, modifier. Mais plus que sur cet aspect technique, c’est sur l’aspect démocratique évoqué plus haut, sur la capacité qu’ont les blockchains à redonner du pouvoir aux citoyens que la blockchain semble vue comme un bien commun4. Elles sont vues comme la seule alternative crédible à un système, financier notamment, hors de contrôle démocratique.
La société telle que rêvée par les partisant·e·s de la blockchain est donc résolument démocratique et libertarienne. La transparence est vue comme une valeur clef du pacte démocratique, ce qui fait que toutes les transactions, toutes les actions menées sur la blockchain doivent l’être. Les entreprises et associations doivent fonctionner de manière ouverte, mais leur règles de fonctionnement peuvent être de divers types. Il est tout à fait possible d’implémenter les règles de gouvernance d’une grande entreprise du CAC 40, avec une structure hiérarchique pyramidale, sur la blockchain, comme il est possible d’implémenter les règles d’une SCOP très participative.
Le libertarianisme mis en œuvre dans les blockchains peut cependant être interprété de plusieurs manières ; soit dans l’optique internationaliste d’un communiste libertaire, soit dans l’optique mondialisatrice du libéralisme économique. Ces deux tendances s’affrontent au sein de l’écosystème des blockchains, et nous verrons dans le prochain article la manière dont, très rapidement, le grandes entreprises et institutions partisanes du néolibéralisme ont pu se les approprier.
-
Conway, M. E. (1968, avril). How Do Committees Invent ? melconway.com. <http://www.melconway.com/Home/Committees_Paper.html> ↩︎
-
De La Rouviere, S. (2016, 7 mai). A layman’s intro to TheDAO & why history is being made. Medium. <https://medium.com/@simondlr/a-laymans-intro-to-thedao-why-history-is-being-made-41eac393b8c5#.kdq52iex7> ↩︎
-
Cour de cassation, civile, Chambre sociale (4 mars 2020) 19-13.316. <https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000042025162> ↩︎
-
Luce, C. (2021, 16 mars). Sajida Zouarhi : « En redonnant le pouvoir au citoyen, la blockchain constitue un bien commun ». Contrepoints. <https://www.contrepoints.org/2021/03/16/393212-sajida-zouarhi-en-redonnant-le-pouvoir-au-citoyen-la-blockchain-constitue-un-bien-commun> ↩︎