Huberisation
Analyses de la technique et de ses enjeux
Blockchain Cryptomonnaies

A quel monde la blockchain contribue-t-elle ? Partie 1 : La technique

Par Bastien Huber

Dans un contexte de crise économique mondiale en 2008, un papier de recherche est publié, jetant les bases de la blockchain et des cryptomonnaies. 13 ans plus tard, les cryptos affolent les bourses du monde entier, l’occasion de proposer un premier bilan du monde auquel la blockchain contribue.

Le 15 septembre 2008, la 4e plus grosse banque d'investissement américaine, Lehman Brothers, se déclare en situation de faillite. Dans son sillage, elle entraîne toutes les bourses mondiales, dans ce que l'on retiendra comme l'une des pires crises bancaires de l'histoire. Les citoyens du monde entier découvrent stupéfaits les méfaits de l'opacité du système financier, tandis que le journal Le Monde fait état de 25 000 milliards de dollars « partis en fumée ».1

C'est dans ce contexte de crise économique mondiale qu'apparaît en novembre de la même année un petit papier de recherche d'à peine 9 pages : Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System. Signé du pseudonyme « Satoshi Nakamoto », il décrit le fonctionnement d'un système monétaire virtuel transparent, immuable, et indépendant de toute institution financière. Il signe ainsi le début des « cryptomonnaies », dont le Bitcoin ne sera que la première implémentation. Il décrit également une structure de données sous-jacente, la « blockchain » (ou chaîne de blocs), qui donne au système toute sa robustesse.

Le Bitcoin apparaît ainsi dès le début comme comme un objet hybride, à la fois mathématique, scientifique, mais également économique, social et politique. Un hybride à l'ambition démesurée, puisqu'il ne cherche rien de moins qu'à entraîner une recomposition de tous nos échanges, économiques ou non, au sein d'un système ne nécessitant pas de confiance en un tiers, comme aujourd'hui.

13 ans plus tard, le Bitcoin affiche une capitalisation folle, les cryptomonnaies attisent les intérêts de quantité d'organisations, privées ou étatiques, tandis que la Blockchain est utilisée dans la supply chain ou encore le marché de l'art. Elle attise également les critiques sur sa consommation énergétique démesurée, ou sur sa capacité à contribuer au financement d'organisations criminelles.

Comment se retrouver au milieu de tous ces éléments ? Quelle position les ingénieurs qui conçoivent, utilisent, et souvent promeuvent ce genre de structure devraient-ils adopter ? Dans la lignée d’une éthique conséquentialiste, qui s’interroge sur les conséquences de nos actes plus que sur nos intentions, fussent-elles bonnes ou mauvaises, la question que nous nous poserons dans cette série d'article est donc :

A quel monde la blockchain contribue-t-elle ?

Pour y répondre, nous commencerons tout d'abord par expliquer la nature et le fonctionnement général de la blockchain - ou plutôt des blockchains, puisqu'il en existe une infinité de sortes - en évoquant les problèmes techniques auxquelles elles répondent. Nous aborderons ensuite les promesses des promoteurs des blockchains, qui ambitionnent de remodeler nos structures socio-économiques.

Nous verrons alors comment les acteurs économiques actuels - entreprises de la tech, états, etc - ont réagit afin de se ré-approprier ces technologies qui promettaient de renverser la table… afin de les retourner à leur avantage.

Nous évoquerons enfin, dans une dernière série d’articles, les différents reproches qu'il est possible de faire aux blockchains, allant de leur impact écologique problématiques aux différentes problématiques économiques et philosophiques inhérentes à leur conception.

Un peu d’histoire

Les systèmes comptables et monétaires que nous utilisons aujourd’hui fonctionnent de manière dite « centralisée », c’est-à-dire qu’ils se reposent sur un acteur précis : la banque qui tient le registre de ses clients, le « bon père de famille » qui établit la comptabilité de son foyer, etc. Ce système a l’avantage de la simplicité, puisqu’il repose sur un nombre très limité d’acteurs. Si vous êtes un commerçant à qui un client veut acheter un bien, vous n’avez qu’à interroger sa banque pour savoir s’il a les liquidités qui le permettent.

Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Dans son livre Utopies Réalistes2, Ruther Bregman relate par exemple un improbable épisode de grève des banques en Irlande, en 1970. Avec 85 % des réserves financières du pays bloqués, on peut imaginer la catastrophe qui aurait dû se produire : l’impossibilité de payer les loyers, d’avoir du liquide, etc. Pourtant, après 6 mois de grève, l’économie irlandaise se portait encore assez bien. Les irlandais s’étaient simplement tournés vers d’autres acteurs économiques que les banquiers, à savoir… les patrons des quelques 11 000 pubs du pays, qui, pour leur avoir servi à boire pendant des années, étaient assez au fait de l’état de leurs finances ! Un système décentralisé s’était ainsi mis en place naturellement, fondé sur la cohésion sociale et la confiance mutuelle. Un gérant de pub à Dublin déclarait ainsi « je ne traitais qu’avec mes habitués… je refusais les étrangers. Je suppose que j’ai permis à quelques usines de fonctionner ».3

Le problème de la double dépense

L’idée d’un système monétaire décentralisé, numérique ou non, n’est ainsi pas récente. Elle fait cependant face, dans les faits, à un problème particulier, celui de la « double dépense ». Imaginez ainsi que vous étiez un irlandais vivant à Dublin en 1970, habitué de deux pubs, le « Celt Pub » et le « Arthur’s Bar ». Imaginez maintenant que vous souhaitiez vous offrir un appartement de 100 000£, mais vous n’avez « que » 50 000£. Vous pouviez imaginer aller au « Celt’s Pub » demander un retrait de 50 000£, puis courir au « Arthur’s Bar » demander la même chose, avant que les deux patrons de bar n’aient eu le temps d’échanger sur le sujet. Vous auriez alors récupéré deux fois les mêmes 50 000£ ! Forcément, le pot-au-roses aurait tôt ou tard été découvert, mais vous auriez déjà pu acquérir votre logement.

Tout réseau monétaire décentralisé doit faire face à ce problème, qui est inhérent à la vitesse de propagation de l’information auprès du réseau. Si le patron du « Celt’s Pub » avait passé un coup de fil à celui du « Arthur’s Bar » avant de vous avoir fourni les 50 000£, cela n’aurait pas pu arriver. Mais imaginez maintenant que vos comptes de soient pas gérés par 2, mais par des milliers d’acteurs : comment faire pour que chacun ait une information fiable et à jour ?

La solution apportée par le Bitcoin

Le réseau Bitcoin fonctionne de manière assez similaire à ce réseau des patrons de pubs. Les tenanciers sont remplacés par les fameux « mineurs », qui possèdent tous une copie du registre des transactions effectuées sur le réseau. Ils communiquent entre eux en permanence, pour savoir lequel a la version la plus « à jour » du registre.

Ce registre a une forme assez particulière, qui a donné son nom à la technologie, à savoir celle d’une chaîne de blocs. Chaque bloc contient un ensemble de transactions vérifiées (« Alice a envoyé 1 Bitcoin à Bob, et elle le peut parce qu’elle en avait reçu 1 de Eve au préalable »), sa date de création, la référence du bloc précédent, puis est scellé cryptographiquement avant d’être proposé au reste du réseau. Ce dernier peut alors en vérifier l’authenticité et l’accepter. Se forme ainsi, bloc après blocs, une chaîne regroupant l’intégralité des transactions effectuées sur le réseau.

Structure d’une chaîne de blocks

Chaque mineur travaillant de manière indépendante, plusieurs versions de la chaîne peuvent exister en parallèle. Cependant, la norme est de toujours travailler sur la chaîne la plus longue. Si un mineur a le choix entre 2 chaînes sur lesquelles travailler, il choisira toujours de travailler avec la plus longue des deux. Si les deux sont de longueur égale, il pourra choisir indifféremment l’une des deux : cependant, l’une finira forcément par devenir plus longue que l’autre. Le réseau converge ainsi forcément vers une solution unique, à savoir la chaîne la plus longue disponible, qui devient l’unique version du registre des transactions effectuées.

Le problème de la double dépense est alors résolu « à terme ». En effet, si deux mineurs éloignés ont permis à un même bitcoin d’être dépensé en même temps de deux manières différentes, ces deux transactions doivent figurer dans des blocs différents, qui ne peuvent être présents dans une même chaîne. En effet, comme on l’a vu, chaque transaction est vérifiée, c’est-à-dire que le mineur doit s’assurer que le bitcoin qu’Alice envoie à Bob n’a pas déjà été dépensé précédemment. Deux transactions dépensant un même bitcoin ne peuvent alors pas se suivre. Dans ce cas, deux versions de la chaîne existeraient en parallèle, mais inévitablement, l’une finira par être plus longue que l’autre, et sera acceptée. L’une des deux transactions sera alors caduque.

Qu’est-ce qui empêche cependant un acteur malicieux de modifier un bloc précédent, afin d’y supprimer par exemple une transaction ? C’est tout le principe du sceau cryptographique qui est appliqué, reposant sur le principe de la « Preuve de Travail » (« Proof of work », PoW en abrégé). Pour sceller un bloc, l’ordinateur du mineur doit effectuer une série d’opérations mathématiques, une sorte de puzzle dont l’objectif d’atteindre une valeur particulière, en ne modifiant à chaque reprise qu’un seul paramètre, appelée « nounce » (valant 0, puis 1, 2, 3, etc). Ces opérations complexes sont très chronophages, et leur difficulté, croissante, est dictée par le réseau de sorte à ce que la création d’un bloc prenne toujours à peu près autant de temps. Ainsi, si un acteur veut modifier l’avant-dernier bloc, il devra en créer un nouveau valide, puis un autre, dans l’espoir de rattraper la chaîne la plus longue, qui continuera d’avancer pendant ce temps… Ce qui est très improbable, à moins que l’acteur en question ait plus de puissance de calcul que le reste du réseau. C’est ce que l’on appelle « l’attaque des 51 % » : si un acteur possède plus de 51 % de la puissance du réseau, alors en théorie, il serait en mesure de reconstruire une chaîne de blocs plus longue en partant de n’importe quel bloc, et donc, en théorie, de ré-écrire l’historique des transactions… quitte à en faire disparaître certaines.

La blockchain est ainsi une structure qui fonctionne sans qu’il n’y ait à avoir confiance dans un acteur spécifique. Alors que les tenanciers irlandais ne prêtaient qu’à leurs clients, les mineurs peuvent valider les transactions de n’importe quel acteur du réseau. En retour, les acteurs du réseau n’ont pas besoin d’avoir confiance en un mineur particulier, puisque cette confiance est diluée dans le réseau en lui-même : si l’un d’entre eux est malicieux, il finira par être écarté.

Les différents acteurs de la blockchain

Nous avons déjà évoqués l’une des typologie d’acteurs des blockchains, les « mineurs ». Ces derniers mettent à disposition du réseau leur puissance de calcul et leur mémoire afin de stocker les registres et de créer les blocs permettant de construire la blockchain. L’intérêt qu’ils ont à faire cela est que, pour chaque bloc créé, ils reçoivent une récompense : de nouveaux bitcoins, créés sur le moment, en plus de commissions qu’ils perçoivent sur chaque transaction. Le nombre de ces bitcoins créés avec le temps décroît, de sorte à ce que la quantité de bitcoin disponible finisse par se stabiliser autour d’une valeur pré-définie.

Les autres acteurs importants de la blockchain sont celles et ceux effectuant des transactions sur son réseau : Alice, envoyant son bitcoin à Bob. Mais comment être sûr que c’est bien à Bob que la transaction est destinée, et qu’Alice en est bien l’autrice ? La solution est apportée par la cryptographie asymétrique. Alice possède ainsi deux clefs : l’une publique, qu’elle peut communiquer à tout le monde, et l’autre privée, qu’elle garde avec elle. La clef privée permet de chiffrer un message, qui ne peut alors être déchiffré qu’en utilisant la clef publique. Il est par ailleurs impossible de retrouver la clef privée à partir de la clef publique. Ainsi, lorsqu’Alice envoie 1 bitcoin à Bob, elle chiffre cette transaction en utilisant sa clef privée. Les mineurs recevant la transactions peuvent alors vérifier que c’est bien elle qui a fait l’opération en utilisant sa clef publique pour déchiffrer le message.

Un dernier problème peut alors se poser, si Alice oublie, ou perd, sa clef privée. Il ne s’agit en effet que d’un fichier stocké sur un ordinateur, une clef usb ou un téléphone, qui peut facilement être supprimé. Un mot de passe permet en général de la re-générer, mais peut également être égaré. Pour celles et ceux ayant perdu les deux, il est alors impossible de récupérer son portefeuille, et d’utiliser les bitcoins qu’ils ou elles ont pu avoir. On estime aujourd’hui que près de 25 % des bitcoins sont ainsi perdus à jamais…4

Les autres blockchains

Nous avons pour l’instant principalement parlé de la blockchain Bitcoin, historique, mais beaucoup d’autres ont vu le jour depuis. La majorité d’entre elles ne changent que quelques détails de l’implémentation du protocole, mais demeurent fidèle au principe de la « cryptomonnaie ». Elles s’appellent Ripple, Tether, Dash, Dogecoin… et forment ce que l’on appelle globalement les « Alt Coins ».

D’autres implémentations cherchent à ajouter de nouvelles fonctionnalités au concept de blockchain. C’est notamment le cas de la blockchain « Ethereum ». L’objectif de cette dernière n’est ainsi pas seulement d’être un registre comptable distribué, mais d’être, en quelque sorte, un ordinateur distribué, capable d’exécuter des programmes simples, appelés « contrats intelligents » (« smart contracts »). Par exemple, de tels contrats pourraient être utilisés pour envoyer automatiquement une quantité de cryptomonnaie à une personne en fonction d’un service rendu, et l’intégralité du réseau serait garant de ce transfert.

Beaucoup d’autres acteurs se sont également lancés sur le marché des blockchains. Inutile de toutes les lister, mais citons à titre d’exemple les nombreuses blockchains regroupées dans la maison-mère « Hyperledger », sponsorisée par la Linux Foundation, qui se distinguent sur plusieurs points :

  • Elles ne se reposent pas forcément sur une cryptomonnaie comme le Bitcoin et l’Ether.
  • Elles peuvent être privées, de sorte à ce que seules certaines personnes puissent y accéder, à l’opposé de Bitcoin ou d’Ethereum qui sont des blockchains publiques. En particulier, cela leur permet d’être plus adaptée aux besoins des entreprises qui veulent limiter les accès leur système d’information.
  • Elles implémentent parfois des algorithmes différents de la « Preuve de Travail » afin de permettre l’immutabilité du registre.
  • Elles peuvent avoir un objectif très précis : gestion de supply chain, d’un référentiel d’identités, etc

Il existe ainsi une infinité de blockchains possibles, qui ont néanmoins toutes les mêmes bases, à savoir : fonctionner de manière décentralisée, et viser à rendre les données qu’elles gèrent impossible à modifier.

Dans le prochain article, nous essaierons de brosser un portrait du monde tel que le rêvent celles et ceux qui promeuvent ces technologies.


  1. Delhommais, P.-A., Lacombe, C., & Roche, M. (2008, 25 octobre). 25 000 milliards de dollars évanouis. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/la-crise-financiere/article/2008/10/25/25-000-milliards-de-dollards-evanouis_1110953_1101386.html ↩︎

  2. Bregman, R. (2017). Utopies Réalistes. Seuil. ↩︎

  3. Moshinsky, B. (2016, 21 janvier). Pubs replaced banks in Ireland in 1970 and the economy was fine. Business Insider. https://www.businessinsider.com/pubs-replaced-banks-in-ireland-in-1970-and-the-economy-was-fine-2016-1?IR=T ↩︎

  4. Reiff, N. (2019, 25 juin). 20% of All BTC is Lost, Unrecoverable, Study Shows. Investopedia. https://www.investopedia.com/news/20-all-btc-lost-unrecoverable-study-shows/ ↩︎